samedi, décembre 16, 2006

Ce pays existe simplement car il n’a pas de raison d’exister.

J’ENVISAGE TA MORT, DONC JE T’AIME

Erdem Resne
(version turque: www.binfikir.be 17/12/2006)


Cette “ertébéenne” version de l’adage de Descartes est assurément absurde pour la pensée cartésienne. Aux tenants de la logique, je conseillerais donc de quitter notre chère Belgique; insupportable leur serait notre fleuron: le Surréalisme. L’”echte Brusseleir” que je suis félicite la télévision publique francophone d’avoir sauvé, par son émission de mercredi soir, la graine surréaliste qui s’épanouit dans mes pensées.

En visionnant après-coup la vraie-fausse indépendance flamande, je me suis résolument complu à vivre au pays de Magritte. A ceux qui me demandent ce qu’est le surréalisme, je répondrai désormais: “c’est Moi!” Imaginez-moi: d’origine turque, belge “entre guillemets” (au Sénat comme à Guantanamo), avouant sans ambiguïté mon admiration pour l’audace de la RTBF, je songe néanmoins à participer, dimanche matin, au rassemblement pour “sauver la Belgique”! Etrangement, grâce à une émission péfigurant la fin de la Belgique que j’aime tant, je me suis senti fier d’être belge. Cette autodérision qui permet tous les excès, cette tradition et cette capacité à caricaturiser le pire me rendent fier de vivre ici. Peut-être le secret d’une Belgique “souveraine éternellement” (ndlr: formule prononcée par Atatürk pour la République de Turquie) se situe-t-il justement dans cette tradition.

J’ai soudainement transposé la scène. Je vois France Télévision annoncer que “les Corses ont proclamé leur indépendance”. Cette petite plaisanterie de 90 minutes pourrait-elle avoir lieu sans qu’il s’ensuive un bon remaniement de la direction? (Ne sauvons pas la peau de Philippot avant d'avoir vendue celle des édiles politiques). Quant à la TRT, je n’ose même pas envisager une telle scène sur ses écrans...

Lors d’une rencontre France – Algérie quelques années auparavant, le Président Chirac avait quitté le stade, sur ses lèvres nous lisions: “on a sifflé la Marseillaise? Je m’en vais!” En Belgique, nous n’avons même pas d’article constitutionnel établissant une version officielle de la Brabançonne. L’hymne s’est tant déformé au fil des ans qu’en 1873, un ministre de la Guerre (aujourd’hui on dirait Défense...) a finalement décidé d’imposer, pour les procédures militaires, la version de Bender. Hors cadre militaire, notre cher hymne si enjoué et dont on ne retient que “le Roi, la Loi, la Liberté” (à défaut d’en connaître même le texte exact) n’est accompagné de musique que par tradition. La Brabançonne doit certainement figurer en tête des hymnes les plus désarticulés de par le monde. Version rap, version jazz, version... arabesque, vous pouvez la couler sous toutes les formes et même en modifier la mélodie, personne ne vous poursuivra pour infraction à l’article 301 (ndlr: du code pénal turc, fameux article d’atteinte à l’honneur de la nation turque). Qu’à cela ne tienne, ce petit pays surréaliste, ce pays dont nous apprenons à aimer le ciel désireux d’un brin de soleil, eh bien ce pays parvient à nous intégrer, nous, Méditerranéens ensoleillés, bien mieux que ne le fait notre grand Coq de voisin, qui tous les matins aime à notre face chanter sa grandeur.

Intégrité territoriale, hymne national,... que nous reste-t-il, que le surréalisme ait épargné? Un drapeau, voyons! Là aussi, une anecdote. Je me rendais, un jour parmi tant d’autres, à mon bureau de l’Hôtel de Ville. Levant les yeux vers la tour, je constate qu’un étendard tripartite dans des tons grisâtres acquiesce les ordres du ciel pluvieux pour plonger dans la tristesse notre “plus petite Grand-Place du monde”. Etait-ce donc le drapeau belge? Le Roi était-il mort, dusse-t-il vivre le Roi? Les Allemands allaient-ils cette fois bombarder la Grand-Place?
Je me précipitai donc à l’intérieur, où j’appris que nous célébrions le premier jour de la “Semaine contre le daltonisme”. Je savais désormais à quoi ressemblait le monde d’un daltonien. On ne pouvait trouver meilleure idée que d’utiliser un symbole national pour dénoncer l’indifférence envers un handicap visuel. Puis je me suis rappelé d’un projet touristique. Il nous fallait absolument les drapeaux de tous les états-membres de l’UE. Listes d’adresses. Tour des ambassades. Arrivé à l’ambassade du Danemark, je suis épié. “Qu’allez-vous faire de notre drapeau?” Je m’explique. On me fait patienter, pour enfin revenir avec un Dannebrög et un mode d’emploi! Je cite:

“le Dannebrög est, d’après la légende, descendu du ciel en guise de symbole divin lors d’une bataille (de 1238, si je ne m’abuse) où le Roi Dan était sur le point de rendre les armes. Le Royaume du Danemark est le plus vieux royaume d’Europe et son drapeau, de même, est le plus vieux du continent; si bien qu’il revêt une grande importance dans la vie du peuple danois qui l’expose en tout lieu (...). Le drapeau danois doit absolument être pendu de manière à ce que son côté inférieur soit plus haut que le niveau des humains (...). Lorsque l’utilisation du drapeau danois est terminée, il doit être méticuleusement plié, d’abord dans la longueur, puis dans la largeur, de manière à masquer complètement la croix blanche qui symbolise notre pureté et doit à ce titre être protégée.”


Ma foi, le “sacré” m’attire. Conscient toutefois de ce que l’histoire nous a offert en folie et massacres commis au nom de principes sacrés, je me rebiffe. Le drapeau belge peut bien de gris se revêtir pour sacrifier le sacré à l’humanité, ne fût-ce qu’une semaine...

J’envisage ta mort, donc je t’aime. Si vous pouvez titrer ceci pour un pays alors que jamais vous n’auriez pensé à proférer ces douces paroles à une femme, c’est une preuve que vous êtes en Belgique. “Petit pays”, de “petites gens” dit-on, qui auraient de “petits esprits” (Charles Baudeaire, in Pauvre Belgique)... qui a accueilli Hugo, Marx et tant d’autres, pour leur attribuer la parole dont on les avait privés. Le pays surréaliste des tableaux de Magritte. La pays perdu des Pelléas et Mélisande de Maeterlinck (le plus grand représentant du symbolisme belge d’expression française est un Flamand: rien d’anormal). Imaginez un pays irréel au point que sa plus grande oeuvre d’épopée nationale soit la “Légende d’Ulenspiegel”, qui n’a rien à voir avec la Belgique et raconte la résistance des provinces flamandes à l’inquisiteur espagnol, ce nationalisme flamand qui nous menace tant aujourd’hui!

Ce pays existe simplement car il n’a pas de raison d’exister. Heureusement donc qu’il existe. Avec son territoire morcelé, son hymne sans musique et son drapeau décoloré...

Erdem Resne – 15 décembre 2006

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